Un rideau de draps lourds et maintes fois lavés suffit à camper le mur de l’asile d’aliénés de Montfavet où meurt, le 18 octobre 1943, d’épuisement et d’inanition, après trente années d’internement total, la sculptrice Camille Claudel, un banc où s’installe comme chaque jour de cette lente éternité une silhouette condamnée à disparaître, un autre banc révolté pour figurer en vain le travail passé de l’artiste, quelques tesselles qui figurent la destruction des œuvres de Camille et voilà campé le décor épuré et efficace d’un drame très proche de la tragédie antique.
Terrible destin que celui de cette femme dont Auguste Rodin disait qu’elle était « le plus extraordinaire de ses praticiens », qui fut pendant dix ans sa maîtresse
fusionnelle, qu’il finit par délaisser, et qui sombra dans la paranoïa. Une succession d’émotions qui tiennent le spectateur en haleine jusqu’au bout. Un texte puissant et incantatoire de
Sophie Jabès, épuré et enchaîné au millimètre par le travail de sculpteur de Jean-Pierre Texier, scénographe et metteur en scène, ciselé par trois comédiennes très justes, véritables Parques de
l’héroïne qui reconstituent dans l’émotion la vie déconstruite de cette femme victime de son amant, de sa famille et de son temps et abusivement internée pour hystérie.
Dans son dernier miroir, Camille, vieille et brisée, fait ressurgir, d’abord Camille mature, abandonnée et destructrice, puis Camille jeune, belle et amoureuse. Un balancier inexorable parcourt le temps fracturé et chaque comédienne devenue praticienne livre séparément sa part du buste tourmenté de Camille jusqu’à la fusion finale. Une dramaturgie classique d’autant plus émouvante que, bien que pétrie de culture mythologique, l’absence de transcendance met aujourd’hui à la portée de tous et qui donne à Camille sa place aux côtés d’Adèle Hugo et d’Antigone dans l’Histoire de la lutte des femmes. Un spectacle intelligent, captivant et édifiant, qui renoue avec l’origine sacrée de l’art dramatique.
Patrick Béguin, 15 mars 2022